Le Pouvoir des pierres
L’oeuvre de Raoul Ubac, pour naître à elle-même, a dû traverser différentes couches de sédiments dont elle porte les traces. Parmi lesquelles le surréalisme, en Belgique et en France, une abstraction attentive au sens et à la vie des formes rencontrée en Allemagne, ainsi que l’a montré une exposition à Pontoise en 2000. L’axe de cette percée première pourrait bien se trouver sous ce nom de « Métamorphose » donné à des dessins au crayon ou à l’encre de 1940.
On s’immerge là dans un monde en cours de transsubstantiation : dans ces dessins, les corps humains fusionnent, ils s’apparient et s’appartiennent les uns aux autres. Dans un bain révélateur ou un tissu élémentaire primordial qui sont le coeur commun de la vision.
Un temps, la peinture de Raoul Ubac a emprunté les voies d’après-cubisme par lesquelles, à Paris surtout, l’espace et ses arrière-plans étaient pris dans les mailles d’une « grille ». Il s’échappa de cette impasse par une alliance avec le terrestre, sensible dans le choix de couleurs sourdes nouées à leur « âme grise » (Bonnefoy). Et de manière plus formelle par une descente dans l’intime de la matière, là où se rejoignent les infinis, celui des planètes et celui des atomes, ainsi que le montrent les éléments en suspens dans certaines peintures ou les encres.
André Frénaud, remarquable poète dont Ubac accompagna des textes, discerna chez celui dont il fréquenta l’atelier de Dieudonne, dans l’Oise, « une lucidité sombre, continue, devenue si instinctive que l’on oublie qu’elle a pu se « perfectionner » dans l’expérience des grandes désillusions ». Le ton est donné, une ligne de fond tracée que rendent manifeste certaines « têtes » que Frénaud décrit ainsi : « une tête détournée d’ici-bas, dirait-on, la face résolument dressée vers le ciel ». Pourtant Ubac avait eu à l’égard de la « face humaine » les mots les plus durs, parce que, « depuis l’ère chrétienne, la tête, surtout la face, a combattu le corps ». Il dit cependant avoir voulu, notamment en photographie à travers des procédés d’inversion, de solarisation ou de brûlage (L’Envers de la face, La Face pétrifiée), atteindre « le point où l’image n’avance qu’au prix d’une mutation » (Exercice de la pureté,1942).
Ce point, c’est dans la pierre - plus spécifiquement l’ardoise, roche pauvre, difficile à travailler, et « métamorphique », comme le note Francis Ponge - que Raoul Ubac le trouvera, au début des années 50. C’est en elle que le corps et la tête se retrouvent unis. Et le dessin devient gravure par creusement d’une matière qui se révélera essentielle pour le peintre devenu aussi sculpteur, qui de plus recueille sur papier les « empreintes » prises à même le matériau, comme le raconte sa fille, Anne Delfieu : il faut pour cela « savoir sentir sous ses mains le juste mariage du papier et de l’encre, le long des sillons tracés dans la pierre ». ( Catalogue du Musée Jenisch, à Vevey, Suisse, 1992.)
Ces « pierres écrites », pour reprendre ce titre d’Yves Bonnefoy, qui suivit de fort près les travaux de l’artiste, à la fois existent en elles-mêmes et entrent en connivence avec le papier, que Raoul Ubac traite aussi de superbe façon à l’encre ou à la gouache. La puissance de présence qu’il sait conférer à ses estampes, l’exceptionnelle qualité de leurs textures, que celles-ci soient résilles d’une peau ou hachures d’herbe noire, relèvent d’une haute magie d’ombre et de lumière.
Une source souterraine d’unification du monde se manifeste là sous des dehors austères et à travers des apparences ou des objets modestes, mais de manière souveraine. Ces faces sans regard que tendent au-dessus de nous des stèles ou qui surgissent innommables de la blancheur d’une épreuve renvoient à d’autres rencontres marquantes : les Moai de Rapa Nui, ces têtes parfois à demi ensevelies de l’île de Pâques, ou les dessins que gravaient sur leur propre peau les Maoris.
Unir en peinture l’humain et la nature, inclure sans hiatus le personnage dans le paysage, fut un problème récurrent de la peinture. Ubac, avec ses ardoises taillées et creusées de sillons en eux-mêmes unifiants, élabore un creuset de pierre et de dessin où viennent se fondre des torses et des paysages, retrouvant la voie antique des métamorphoses.
Les entailles qu’il creuse avec un clou rouillé, un burin ébréché, sont comme naturellement parallèles, à la semblance des pierres gravées de Gavrinis, à celle aussi, bien sûr, des lignes d’ombre et de lumière alternées qui se couvrent de luisances sourdes quand la charrue retourne la terre, et le trait notre coeur. Les couleurs aussi sont des sillons de terre, une terre mouillée devenue translucide.
L’essentiel serait cette partie « qui échappe à l’homme et le dépersonnalise jusqu’à un certain point, mais qui le retrouve finalement d’une façon mystérieuse et définitive ». C’est un très ancien mystère en effet qui a conduit l’humain à se confier comme une graine à la terre, à la pierre, aux couleurs, à l’encre et au papier même. A propos de « gisants » d’Ubac, Yves Bonnefoy évoquait puissamment des « morts couchés parallèles, serrés même, mêlés déjà (…), à deux ou à trois désormais pour faire une seule forme, mais si durables qu’ils s’illimitent ».
Jean Planche, avril 2019
BIOGRAPHIE
1910 - Naissance à Cologne
1920-1928 - Etudes à l’Athénée Royal de Malmedy. Randonnées à pied à travers l’Europe et premier séjour à Paris.
1930-1934 - Second séjour à Paris et rencontre avec le groupe surréaliste.
Otto Freundlich le met en rapport avec les artistes « progressistes » de Cologne où il séjourne un an, puis voyage en Autriche et Dalmatie (Croatie).
1934-39 - Retour à Paris, lien étroit avec le groupe surréaliste dont il partage toutes les activités. Ses photos paraissent dans la revue « Le Minotaure ». Il apprend la gravure.
1939-45 – Se réfugie à Carcassonne en compagnie de René Magritte et Jean Scutenaire. Puis partage sa vie entre Paris et Bruxelles : rencontre avec Eluard, Queneau, André Frénaud. Il prend ses distances avec le groupe surréaliste.
1946- Premier dessin gravé avec un vieux clou dans une ardoise ramassée: fasciné par ce matériau il ne l’abandonnera plus.
1947- Ubac se remet à la peinture ; fréquente Bazaine et ses amis.
1948- Réalise la couverture de « Voir » livre de Paul Eluard illustré par plusieurs peintres.
1951- Première exposition à la Galerie Maeght où il exposera ensuite régulièrement. Exposition des ardoises gravées à Wuppertal ; participe à l’exposition Cobra à Liège.
1954- Quatrième prix à l’exposition du Carnegie Institute de Pittsburgh (U.S.A)
1957- Ubac acquiert une maison à Dieudonne dans l’Oise.
1961- Par l’ardoise, il aborde le corps, dans des torses très minces, striés de fines lignes et le paysage dans des reliefs aux lignes parallèles et rythmées.
1965 - Il prend part à l’exposition rétrospective Cobra à Rotterdam
1966 - Il expose à la Galerie Maeght des peintures à base de résines permettant les effets simultanés du relief et de la couleur, « labours » et « torses ».
1967- Publication par Maeght de « Vieux pays », poèmes d’André Frénaud illustrés de treize eaux-fortes d’Ubac et de « La poésie française et le principe d’identité », texte de Yves Bonnefoy avec deux eaux-fortes de l’artiste.
1968 - Rétrospective au Palais des Beaux arts de Charleroi, Bruxelles et Musée d’art moderne de Paris. Plusieurs expositions collectives – Fondation Maeght, Montréal II.
1969 - Exposition personnelle à la Maison de la culture d’Amiens et de Reims.
1970 - Publication aux éditions Maeght d’une grande monographie consacrée à Ubac.
1971- Rétrospective au château de Ratilly. Il réalise de grandes mosaïques murales à Saint-Cyr, Orsay et Reims en collaboration avec différents architectes.
1972-1976 - Expositions à la Galerie Maeght, Paris et Zurich ; Galerie Michel Vokaer, Bruxelles ; galerie Protée à Toulouse ; Musée de Metz, d’Evreux et du Luxembourg
1978- Travaux monumentaux pour des commandes publiques : lycée de Tomblaine près de Nancy, Faculté des sciences de Villeneuve d’Ascq, Hôpital du Val de Grâce à Paris ...
1979- Rétrospective à la Fondation Maeght, Musées des Beaux arts du Havre et d’Evreux
1980- Parution de: « Comme un sol plus obscur », poème de Claude Estéban ; « Alentour de la montagne », poèmes d’André Frénaud accompagnés empreintes d’ardoise.
1981- Exposition d’ardoises chez Christopher Hewett, Taranman Gallery, Londres
1982- Rétrospective à Liège, Musée Saint Georges
1983- Vitrail pour le chœur de la cathédrale de Nevers
1985- Malade, Ubac se retire dans sa maison de Dieudonne où il s’éteint le 22 mars.
1946-1947 : Salon d’automne, Paris
1954 : Galerie Michel Warren
1955 : Exposition « Jeune peinture en France », à la Citadelle de Mayence
1960 : Galerie Benador, Genève
1961 : Galerie Lorenzelli, Milan
1962 : Galerie André Schoeller, Paris
1967 : Exposition collective, Kunsthalle, Recklinghausen, Allemagne
1968 : Musée des Beaux arts de Reims ; National Gallery of art, Washington ;
MOMA : Musée d’art moderne de New-York
1970 : Centre National d’Art Contemporain, Paris ; Exposition « Paris et la
peinture contemporaine depuis un demi-siècle » à : Montréal, Buenos Aires,
Montevideo, Quito, Bogota, Caracas, Santiago, Lima, Mexico
1973 : Galerie Lorenzelli, Bergame
1974 : Galerie Jan Krugier, Genève
1975 : Château de Ratilly, Treigny (Yonne)
1978 : Gravures, Musée d’art moderne de la ville de Paris
1979 : Fondation Eugenio Mendoza, Caracas, Vénézuela
1980 : Dessins au Musée des Beaux arts de Rennes ; « Printed art of two
decades », Musée d’art moderne de New-York
1981 : « Paris-Paris, créations en France », Centre George Pompidou, Paris ;
Galerie Taranman, Londres
1982 : Exposition d’œuvres sur papier, Galerie La Hune, Paris
1987 : Musée Cantini, Marseille ; Musée des Beaux arts de Buenos Aires
1988 : Rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris ; Galerie Claude
Bernard, Paris ; création de vitraux pour la cathédrale de Saint-Dié-des-Vosges
1989 : Gravures, Artothèque de Grand-Place, Grenoble
1990 : Exposition « Polyptiques », Musée du Louvre
1992 : Rétrospective Raoul Ubac, Musée Jenisch, Vevey, Suisse
1993 : Galerie Claude Bernard, Paris ; Centre Georges Pompidou, Paris ;
Musée des Beaux arts, Rennes ; Musée de Brou, Bourg en Bresse
1994 : « A century of artists books », MOMA, New-York
1997 : Musée de la Cohue, Vannes
1998 : Exposition « Livres et gravures », Musée d’art et d’histoire, Genève
1999 : Gravures et collages, Fondation Louis Moret, Martigny, Suisse ;
Centre culturel Pierre Tal Coat, Hennebont ; « L’Art dans les chapelles » à
Saint Nicolas des Eaux ; Couvent des Cordeliers, Paris
2000 : Rétrospective, Musée de Pontoise ; Galerie Marwan Hoss, Paris
2001 : Exposition « Nouvelles acquisitions au Cabinet d’art graphique du centre Georges
Pompidou, Paris ; gravures et dessins, Galerie Ditesheim, Neuchâtel, Suisse
2003 : Exposition de la Donation faite au Musée des Beaux arts de Rennes
2009 : Galerie Oniris, Rennes
2009-2010 : Rétrospective Musée des Beaux arts de Rouen
2012 : Exposition personnelle, Musée Fabre, Montpellier
2013 : Peintures, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris
2015 : Rétrospective, Musée des Beaux arts, Lyon
2017 : Galerie Antoine Laurentin, Paris et Bruxelles