Née en 1947 à Budapest, où elle vit et travaille, Eva Krajcsovics est une des figures les plus remarquables de la peinture contemporaine hongroise. Eva Krajcsovics peint à l’huile, par superposition de couches, cherchant à dissoudre la couleur dans la lumière. ”La couleur initiale lui est quasi indifférente. Pour elle, ce n’est pas le point de départ qui compte mais la maturation: la manière dont, sous les nouvelles couches de peinture ou après effacement, naît quelque chose de nouveau, (...) la manière dont une surface vivante se crée.” (Matyas Varga).
2012- Salon Karinthy, Budapest; Galerie Erdei Éva, Budapest
2011- Centre Culturel Goldmark Károly, Kesztheli; Galerie du Jardin de la Colonie d’Artistes á Szolnok
2010- Galérie Aulich Art, Budapest;
2008- Abbaye de Pannonhalma
2007- Studio Vajda Lajos, Szentendre
- Maison d’Olof Palme, Budapest
- Collège de Juhász Gyula, Szeged
- Résidence de création, Pâlis, Champagne-Ardenne, 2010
- Bourse de l’Académie Hongroise à Rome, 2007
- Prix Palládium ,2005
- Prix Munkácsy, 2001
«Tous ces effets que tu peux tirer de la répétition (d’une image, d’un son).»
Robert Bresson*
Dans le monastère de San Marco, il y a une fresque de Fra Angelico – une Annonciation (1440-1441) – qui pendant longtemps n’a pas été classée parmi les œuvres les plus importantes du maître. La peinture se trouve dans une cellule étroite, sur le mur est, près de l’embrasure d’une petite fenêtre. Si l’on veut regarder la fresque en début ou en fin de matinée, on doit lutter avec l’afflux de lumière qui arrive par cette petite fenêtre en vous aveuglant. Néanmoins, tout nous laisse supposer que Fra Angelico a délibérément et consciemment choisi ce lieu, nous pourrions même soupçonner qu’il ait eu l’intention que cette Annonciation soit justement contemplée dans cet afflux de lumière du début ou de la fin de matinée, alors que nous luttons avec le soleil qui nous aveugle…
Qui plus est, l’Annonciation de Fra Angelico à Florence est une œuvre fort dépouillée. Dans une salle voûtée, on voit à gauche l’ange, à droite Marie agenouillée, et entre eux il n’y a rien.
C’est Georges Didi-Huberman qui attire l’attention sur le caractère extraordinaire de cette fresque. Voici ce qu’il écrit à propos du mur blanc comme neige au centre de la composition : «Regardons : il n’y a pas rien, puisqu’il y a le blanc. Il n’est pas rien, puisqu’il nous atteint sans que nous le puissions saisir, et puisqu’il nous enveloppe sans que nous le puissions, à notre tour, prendre dans les rets d’une définition. Il n’est pas visible au sens d’un objet exhibé ou détouré; mais il n’est pas invisible non plus, puisqu’il impressionne notre œil, et fait même bien plus que cela. Il est matière. Il est un flot de particules lumineuses dans un cas, un poudroiement de particules calcaires dans l’autre. Il est une composante essentielle et massive dans la présentation picturale de l’œuvre. Nous disons qu’il est visuel.»**
Toutes ces réflexions peuvent servir de points d’appui à notre contemplation des œuvres (récentes) d’Eva Krajcsovics. Il n’y a pas de personnages sur ces tableaux (il n’y en a jamais!), le rôle des objets (s’il y en a) est de plus en plus allusif et par là l’opposition du figuratif et du non-figuratif – bien problématique, ajoutons-le tout de suite – semble se dissoudre de plus en plus radicalement. Le monde des objets chez Eva Krajcsovics est en train de se retirer, tout ce que l’artiste représente existe en silence (plus précisément : dans le silence). Elle ne parle pas des choses réelles, mais de la réalité des choses, comme le dit Maurice Blanchot, puisque rien n’est plus étranger à l’arbre que le mot «arbre»***. Sur les peintures d’Eva Krajcsovics, le cèdre ne se veut pas un cèdre «réel», la table ne se veut pas une table «réelle».
D’une manière analogue, Eva Krajcsovics se désintéresse des recettes éprouvées et tire à peine profit des possibilités offertes par le métier. Elle a davantage confiance dans la matière que dans la technique. En même temps, on peut sans cesse percevoir chez elle un élan passionné, un désir ardent de parvenir quelque part, à travers les couches, les couleurs, les espaces, les surfaces. Comme lorsqu’on regarde le ciel…
On peut dire la même chose concernant ses couleurs : elles ne veulent pas reproduire la réalité, mais cherchent le point où elles donnent l’être.****
Elle aimerait rappeler, suivre avec attention tous les détails, elle aimerait saisir puis lâcher tout de suite. Elle arrive jusque là où la lumière rase la surface, où la couleur est en train de disparaître et où une qualité nouvelle vient au monde – tout cela en évitant que la présence de la lumière ne provienne des tons clairs du tableau.
Georges Didi-Huberman parle de la surface blanche de la fresque de Fra Angelico à Florence comme de la représentation d’une incarnation : quand la rencontre intensive de la lumière et de la matière crée le mystère rien que pour le regard, et par là même qu’elle détache celui-ci de toute connaissance conceptuelle, iconographique et spéculative.*****
Cependant, dans les tableaux d’Eva Krajcsovics, l’incarnation sort du contexte biblique – qui pour Fra Angelico, à son époque, était une composante essentielle, incontournable –, sans vouloir le remplacer ou établir une certaine mythologie, et tout en évitant de détruire quoi que ce soit.
Eva Krajcsovics est ravie à la vue de l’atelier de Morandi, vacant depuis des années, et de son chevalet. Depuis son enfance, elle ne peut se défaire du souvenir visuel des murs, des surfaces murales dégradées. Elle les cherche, les photographie à Rome, où les murs des catacombes la bouleversent. Ce n’est pas la rhétorique des histoires qu’elle recherche dans ce milieu particulier, mais la densité dramatique qui apparaît dans le hasard des «traces» périphériques : notamment ce point où personne ne veut plus mentir parce que cela n’a pas de sens, parce qu’il n’y a pas de raison. Elle s’inscrit dans cette «école» et dès lors elle est incapable de regarder les figures de la tradition picturale qui lui importe (avant tout Piero della Francesca ou Morandi) séparément de cette expérience.
Sur les tableaux d’Eva Krajcsovics, ce n’est plus la rencontre de la lumière et de la surface murale blanche qui compte, chez elle la lumière cherche à déchiffrer ces confessions particulières, ces traces de l’existence qui, malgré leur caractère fragmentaire et aléatoire, sont devenues entières. L’artiste cherche à faire se dissoudre la couleur dans la lumière, et elle s’efforce de rendre les couleurs pénétrables. Cependant, quand elle voit qu’il existe des couleurs qu’on ne peut pas rendre pénétrables, elle n’insiste pas. Elle ne dit ni ne promet rien dont elle ne soit certaine.
Eva Krajcsovics va le plus loin possible, jusqu’au mur, jusqu’à la limite. Et si elle doit s’arrêter, cela ne la dérange pas. Le mur ne la dérange pas, elle commence à le regarder : «Couches de peinture de couleur coquille d’œuf, couleurs pastel vieillies, magnifiques, corrections, clous, étiquettes, images usées du temps, de la faillibilité, de la vie, du déclin.» L’artiste part de cette expérience complexe et ramifiée qui, par la suite, se purifie, se simplifie. C’est cela qui est pénétré par la lumière sur ses tableaux – et c’est ce qui devient irréductible.
* Robert Bresson: Notes sur le cinématographe, Éditions Gallimard, Paris, 1975.
**Georges Didi-Huberman: Devant l'image – Question posée aux fins d'une histoire de l'art, Les Éditions de Minuit, Paris, 1990.
*** Maurice Blanchot: L'Espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.
**** Maurice Blanchot op. cit.
*****Georges Didi-Huberman, op.cit.